32.
Green Band… Michel Chevron… Paris…
Carroll éprouvait un sentiment proche de la terreur. Assis dans cette limousine bleu foncé du secrétariat d’État aux Affaires étrangères qui sillonnait le boulevard Haussmann tel un fier navire, il se refusait à contempler les rues par la vitre. Il ne voulait pas accepter le fait qu’il était de retour dans la capitale française.
Pour Arch Carroll, Paris était une ville regorgeant de souvenirs déchirants. Paris, c’était Nora et lui en d’autres temps. Deux jeunes mariés insouciants en voyage de noces, qui arpentaient main dans la main les boulevards, s’arrêtaient de temps à autre pour s’embrasser, ne pouvaient jamais s’arrêter de se toucher.
Fais comme si tu te trouvais ailleurs, se dit-il.
Pourtant, les souvenirs affluaient sans répit, comme portés par la marée.
Nora buvant un café au lait sur le boulevard Saint-Germain grouillant de monde.
Nora souriant ou riant tandis qu’ils visitaient les sites touristiques incontournables : la tour Eiffel, Montparnasse, les berges de la Seine le quartier étudiant[15].
Près de l’Opéra Garnier, un homme accroupi au visage reptilier feignit de lancer un pamplemousse pourri sur le symbole de la richesse et du pouvoir américains qui passait en douceur devant lui.
La vue de cet homme fit tressaillir Carroll, confortablement assis sur la banquette arrière en velours gris du véhicule. Il se détendit tenta de s’éclaircir les idées, de chasser les effets de la fatigue di voyage et du décalage horaire.
Il ouvrit son volumineux dossier Green Band et se plongea dedans, espérant ainsi échapper à ses souvenirs.
Comment expliquer que Green Band se soit si bien tenu à l’écart du monde des terroristes ? Comment était-il possible que, même dans le milieu, il n’y eût pas la moindre rumeur, pas la moindre piste menant à cette organisation ? Et qu’est-ce qui avait motivé la destruction du quartier financier de New York ?
Une question traversa soudain l’esprit de Carroll : et si, cette fois encore, il ne cherchait pas là où il fallait ?
— La Société générale, monsieur. Vous êtes arrivé à bon port, l’espère que le trajet a été agréable… Voici le quartier de la Bourse[16]!
Carroll s’extirpa de la limousine officielle et pénétra à pas lents dans la banque.
Le bâtiment, l’immense hall d’entrée, les escaliers gigantesques, les ascenseurs actionnés manuellement : tout ici était grandiose, impressionnant. Le genre de cadre que les touristes américains en goguette en Europe prenaient en photo et collaient dans leurs albums en rentrant chez eux.
La prestigieuse institution financière française évoquait une autre époque. Comparé à Wall Street, l’endroit était plus délicat, plus civilisé. On aurait dit que l’argent n’était pas ce qui s’y jouait principalement, que les desseins de ses occupants y étaient moins vulgaires, voire qu’ils relevaient d’une dimension spirituelle.
Un couvent dominicain avait jadis occupé le site du quartier de la Bourse. Sur ce même emplacement, on vouait désormais un culte à un autre Dieu. L’histoire du lieu importait peu, et on adorait ici les mêmes idoles qu’à Wall Street. La distinction et les bonnes manières n’étaient qu’illusoires.
Michel Chevron, songea Carroll, se remémorant le motif de sa présence dans cet endroit. Chevron et l’impénétrable marché clandestin européen.
Le problème, double, était de savoir, d’une part, si Chevron était réellement une pièce du puzzle Green Band et, d’autre part, s’il existait un lien, même ténu, entre ledit Chevron et Monserrat.
Un jeune homme maigre âgé d’un peu moins de trente ans, l’assistant du banquier français, cheveux blonds coupés à ras, accueillit Carroll dans un bureau ancien qui, à New York, aurait convenu exclusivement à un directeur. Il portait un costume croisé rayé et une cravate mauve sinistre.
Carroll essaya de s’imaginer en train de faire une demande de prêt face à ce lugubre personnage. Il se représenta l’employé de banque examinant les formulaires de demande tout en reniflant et en affichant un air de légère répugnance.
— Je m’appelle Arch Carroll. Je viens de New York pour rencontrer monsieur[17] Chevron. J’ai arrangé ce rendez-vous avec quelqu’un hier au téléphone…
— Oui, avec moi. (L’assistant de Chevron lui répondit comme un gentilhomme campagnard s’adressant à un garçon d’écurie à propos de la santé d’un hongre.) Monsieur le directeur vous accordera un quart d’heure… à onze heures quarante-cinq… Monsieur le directeur a un déjeuner important à midi. Je vous prierai donc de patienter. Vous trouverez des canapés là-bas, monsieur Carroll.
Carroll hocha très lentement la tête et se dirigea vers un ensemble de banquettes art déco.
Il s’assit et serra les poings. Il s’efforçait de réprimer sa colère. Au téléphone, l’assistant de Chevron et lui avaient décidé d’un rendez-vous à onze heures précises. Il était à l’heure et il avait parcouru plusieurs milliers de kilomètres pour être là.
Michel Chevron est derrière ces lourdes portes en chêne, se répétait-il sans cesse.
Chevron devait vraisemblablement rire sous cape à la pensée de cet imbécile d’Américain poireautant à son secrétariat…
À onze heures quarante-cinq, l’assistant de Chevron posa enfin son fin stylo plume en argent. Il leva les yeux d’une épaisse liasse de documents. Il se passa la langue sur les lèvres puis il déclara :
— Vous pouvez voir M. Chevron, à présent.